Tom II -335 s.
Tom III - 294 s.
Joseph de Maistre écrit dans le livre Du Pape : Lisez Platon ; vous ferez à chaque pas une distinction bien frappante. Toutes les fois qu’il est Grec, il ennuie, et souvent il impatiente. Il n’est grand, sublime, pénétrant, que lorsqu’il est théologien, c’est-à-dire lorsqu’il énonce des dogmes positifs et éternels séparés de toute chicane, et qui portent si clairement le cachet oriental, que, pour le méconnaître, il faut n’avoir jamais entrevu l’Asie. Platon avait beaucoup lu et beaucoup voyagé : il y a dans ses écrits mille preuves qu’il s’était adressé aux véritables sources des véritables traditions. Il y avait en lui un sophiste et un théologien, ou, si l’on veut, un Grec et un Chaldéen. On n’entend pas ce philosophe si on ne le lit pas avec cette idée toujours présente à l’esprit.(IV, VII.)Il est remarquable que, dès les premières années du XIXe siècle, la réaction contre le rationalisme se traduise par l’« appel à l’Orient ». Le rêve que Bonaparte avait rapporté d’Égypte, n’était-il pas de restaurer cet impérialisme alexandrin qui, dès le lendemain de la mort de Platon, avait consommé la ruine de la civilisation occidentale, et dont aussi bien l’impérialisme romain a été seulement le décalque.Aux yeux du philosophe, l’antithèse de l’Orient et de l’Occident est beaucoup moins géographique qu’historique ; et elle ne se limite nullement à une période déterminée de l’histoire européenne. Il ne serait même pas juste de la réduire à l’antithèse de la foi chrétienne et de la philosophie rationnelle ; car le caractère du christianisme, manifestement, a été de ne pas se résigner à demeurer tout entier du côté de la foi, d’aspirer à se fonder sur l’universalité de la raison. Le conflit où il a engagé sa destinée externe lors des guerres de religion, sa destinée interne par la crise de l’Église catholique dans la France du XVIIe siècle, prolonge, en un certain sens, celui que Platon avait institué dans son œuvre écrite entre deux formes d’exposition : l’une, où se communique directement à nous la pensée d’un homme qui, n’ayant d’autre intérêt que le vrai, s’appuie à l’intellectualité croissante du savoir scientifique pour s’efforcer de satisfaire l’exigence d’un jugement droit et sincère ; l’autre, qui s’adresse à l’imagination et à l’opinion, se donnant toute licence pour multiplier les fictions poétiques, les analogies symboliques, et leur conférer l’apparence grave de mythes religieux.La dualité, dans le platonisme, de la réflexion philosophique et de la tradition mythologique, fournit un point de départ naturel pour une étude qui consiste à suivre les vicissitudes de la conscience occidentale, et dont la portée est nécessairement subordonnée à l’objectivité de ce que nous appellerons (d’un mot qui nous servira souvent pour exprimer l’esprit de notre entreprise) la mise de l’histoire en perspective.La réflexion des Dialogues se réfère, non seulement à Socrate qui les emplit de son souvenir, mais à l’ensemble des spéculations antésocratiques et particulièrement au pythagorisme. C’est au pythagorisme surtout que l’hellénisme a dû la création de la méthodologie mathématique, c’est-à-dire l’apparition de l’homo sapiens, entendu, non au sens ordinaire de l’anthropologie par opposition à l’animal, mais dans sa pleine acception qui l’oppose à l’homo faber des sociétés orientales : « Dans tous les domaines de connaissance, dit Gaston Milhaud, les peuples de l’Orient et de l’Égypte avaient transmis aux Grecs un nombre considérable de données, de règles, de procédés utiles à la vie de tous les jours. Les Grecs... voulurent comprendre la raison de ce qui leur était donné comme un ensemble de procédés empiriques... Les propositions mathématiques que sut formuler la science grecque vinrent merveilleusement prouver que l’esprit, en se repliant sur lui-même, et en s’exerçant sur les données qui lui sont apportées du dehors, est capable de créer un ordre nouveau de connaissances, se distinguant par sa précision et par son intelligibilité, par sa rigueur et par son évidence.Et M. Louis Weber, commentant les remarques de Gaston Milhaud, ajoute : « Cette étape de la civilisation est un moment décisif dans l’histoire du progrès. Sans parler des peuples sauvages, derniers vestiges de l’enfance de l’humanité, qui végètent encore sous nos yeux, on ne connaît pas de sociétés, en dehors du monde hellène, qui l’aient spontanément franchie, au moyen des seules ressources de leur génie propre... Mais la curiosité scientifique et la discipline corrélative n’ont pas fait, pendant l’antiquité, d’adeptes en dehors du monde grec, qui est ainsi resté séparé des barbares par des différences intellectuelles beaucoup plus profondes que des accidents de religion, de coutume et de mœurs. Il y a plus : si on laisse de côté ces barbares qui, après avoir asservi la Grande-Grèce et tué Archimède, ont jusqu’à la Renaissance régné sur le monde méditerranéen, il reste qu’à l’intérieur du monde hellénique, et en commençant par l’école de Pythagore, la lumière de la sagesse n’a été qu’une apparition fugitive. C’est qu’en effet l’opposition entre le savoir-faire empirique et la réflexion sur les principes et les méthodes ne correspond qu’à l’aspect de la question le plus abstrait et le plus spéculatif : « L’homo faber, remarque M. Thibaudet, a pu être défini aussi un animal religieux. » C’est-à-dire que l’homo sapiens a eu à se confronter, non seulement avec l’homo faber, mais encore avec l’homo credulus. L’antithèse n’est plus, de ce point de vue, celle de la technique et de la science ; c’est celle du langage et de la pensée : « Le langage est un instrument, un outil. C’est l’outil de la technique sociale, de même que le coup de poing, la massue, la flèche, sont des outils de la technique matérielle. Mais avec cet instrument nouveau s’introduit une perception de la causalité qui, pour l’homme inculte, n’a rien de commun avec la causalité mécanique. Le geste et la parole sont des agents dont l’efficacité se traduit par son seul résultat, sans véhicule sensible... Le pouvoir magique des noms se trouve dans mainte religion, et les terribles châtiments qu’encouraient, il n’y a pas bien longtemps encore, les blasphémateurs sont une preuve, entre autres, de la survivance des croyances de ce genre, qui ont régné chez tous les peuples. » (L. Weber, op. cit., pp. 140-141.)